Réflexion sur la photographie de rue
Depuis l’invention de Niepce en 1829, les photographes ont investi l’espace public. Près de 200 ans plus tard, la photographie de rue reste toujours très actuelle. La rue se réinvente sans cesse. L’architecture, la mode et les technologies changent. Nous assistons régulièrement à l’apparition de nouveaux codes sociaux dans l’espace public. Cette photo de la jeune femme utilisant un téléphone intelligent et arborant plusieurs tatouages illustre mon propos. Cette image aurait été impossible à réaliser il y a à peine une quinzaine d’années.
Le photographe Robert Doisneau avait bien raison lorsqu’il disait, en parlant de la rue, qu’elle est “un théâtre où l’on paie sa place avec du temps perdu”. Cette phrase m’a fait réaliser, d’une part, cette idée de spectacle permanent qu’elle nous offre et d’autre part, le nombre incalculable de kilomètres parcourus et de journées passées à flâner à l’affût de ce fameux instant décisif “Cartier-Bresson”
Photographier l’imprévisible vie urbaine qui défile sans cesse et sur laquelle aucun contrôle n’est possible n’est pas une mince tâche. Il faut savoir déclencher son appareil photo au bon moment afin de créer une image qui, idéalement, sera teintée d’une signature tout en composant avec les hasards et les imprévus. J’aime que mes images racontent une histoire ou qu’elles puissent en suggérer une. Chacune d’elles doit se suffire à elle-même et ne pas dépendre d’autres images pour exister. À partir de ces prémisses, j’ai choisi de porter un regard subjectif et souvent amusé sur mes contemporains dans le théâtre de la rue.
De nouvelles réalités se sont infiltrées, petit à petit, dans le paysage photographique actuel. L’arrivée du numérique et des téléphones intelligents favorisant la démocratisation et la diffusion des images sur les réseaux sociaux et les sites internet a totalement changé la donne. La circulation de photographies a explosé dans le monde créant une certaine banalisation de l’image. Les années où seulement quelques dizaines de photographes arpentaient les rues des grandes villes à la recherche d’images urbaines sont révolues. De plus, avec l’intelligence artificielle, une nouvelle menace plane à l’horizon. Déjà de nombreuses fausses photographies circulent à travers les médias. L’utilisation du film argentique permet d’ailleurs de contrecarrer cette tendance en permettant d’identifier une image de façon formelle. L’autre défi de taille est celui du droit à l’image qui pourrait menacer ou à tout le moins entraver la diffusion de la photographie de rue dans plusieurs pays. En 1998, j’ai été condamné en Cour Suprême du Canada à cause d’une image prise sur la rue à Montréal. Il importe donc que les photographes et les responsables culturels défendent solidairement le droit de photographier dans les lieux publics. J’ai réalisé un documentaire qui traite de ce sujet, en 2005. “ La rue zone interdite ” À voir dans la section films.
Je fais de la photographie de rue depuis le début des années 70. Sachant qu’elle est souvent affaire de discrétion, j’ai décidé à l’époque d’utiliser un des plus petits appareils manuels sur le marché, le Rollei 35s. Tout simple, celui-ci est muni d’une excellente lentille 40mm f/3.5 rétractable, d’une roulette pour régler la vitesse et une autre pour l’obturateur. La vitesse d’exécution étant un atout très important dans cette pratique, j’ai fait le choix du cadrage vertical afin de gagner un temps précieux dans la manipulation de l’appareil. Finalement, afin d’éviter un effet trop granulé mes tirages, mon choix s’est porté sur les pellicules noir et blanc de 125 asa.
Encore aujourd’hui, je travaille toujours avec le même appareil et la même technique, ce qui donne à mes photographies un petit air de famille malgré le temps et l’espace qui les séparent les unes des autres.
Gilbert Duclos, Montréal, 2023